Alors que la société ivoirienne est en demande de renouvellement de sa classe dirigeante, elle a, à nouveau, vu s’affronter de vieilles figures politiques lors du dernier scrutin présidentiel. La victoire, pour un troisième mandat, d’Alassane Ouattara, est pourtant la meilleure des options pour un pays qui doit désormais consolider ses acquis économiques, tout en évitant de raviver les conflits communautaires l’ayant si souvent ensanglanté par le passé.

La Côte d’Ivoire revient de loin. Du moins, à en croire une bonne partie de la presse occidentale, dont les journalistes ont repris un peu vite à leur compte les cris d’orfraie de l’opposition ivoirienne sur le prétendu « bain de sang » qui aurait suivi la réélection le 31 octobre, pour un troisième mandat consécutif, d’Alassane Ouattara à la tête du pays. Si des troubles sporadiques ont bien éclaté ça et là et que plusieurs dizaines de morts sont à déplorer, « tout le monde a vu que la catastrophe prédite n’a pas eu lieu », se félicite auprès de Jeune Afrique un proche du président, selon qui « on a décrit de l’extérieur une situation apocalyptique et annoncé une guerre civile en s’appuyant sur les rodomontades de l’opposition, en particulier de Guillaume Soro ».

La reconduction d’Alassane Ouattara à la présidence a pourtant été validée par le Conseil constitutionnel et reconnue comme légitime par la communauté internationale. Mais sa réélection est critiquée par une partie de l’opposition ivoirienne, qui a beau jeu de rappeler que le président s’était engagé à ne pas se présenter à sa propre succession. Dont acte, puisqu’il avait désigné son premier ministre et fidèle parmi les fidèles, Amadou Gon Coulibaly, comme candidat du RHDP, le parti au pouvoir. Mais l’impensable est arrivé : en plein milieu de l’été, Gon Coulibaly est décédé des suites d’un malaise cardiaque. Alors qu’aucune figure de la jeune génération n’émergeait dans le camp présidentiel, Ouattara s’est résolu à concourir pour un troisième mandat dont lui-même ne voulait pas. Mais, au vu du profil de ses adversaires malheureux, est-ce vraiment un mal ?

Le Bon : Ouattara ou l’artisan prudent de la fierté et de la réconciliation nationale

Certes, le renouvellement générationnel ardemment souhaité par les Ivoiriens se fera encore attendre cinq longues années supplémentaires. Mais des trois « éléphants » de la vie politique ivoirienne qui étaient sur la ligne de départ – Ouattara, et les deux ex-présidents Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié, 239 ans tout de même à eux trois –, le chef d’Etat sortant représentait sans nul doute la moins mauvaise des options proposées aux électeurs de Côte d’Ivoire. « Je n’ai certainement pas tout réussi », reconnaissait ainsi, beau joueur, le premier intéressé en mars dernier, non sans préciser sa pensée : « mais les résultats sont là ». Si les deux premiers mandats d’Alassane Ouattara n’ont, effectivement, pas permis de tirer l’ensemble des Ivoiriens hors de la misère, le taux de pauvreté a enregistré une forte baisse, passant de plus de 55% en 2010 à mois de 40% en 2019. Et le revenu par habitant a quasiment doublé sur la même période, bondissant de 1 120 à 2 290 dollars, alors que près de 3 millions d’emplois ont été créés.

Mais c’est surtout sur le plan macro-économique que la Côte d’Ivoire a brillé ces dix dernières années, le pays s’imposant, avec une croissance moyenne comprise entre 7% et 8%, comme la locomotive économique de l’Afrique francophone. Un véritable « miracle ivoirien », selon l’agence de notation financière Moody’s, qui doit beaucoup à la prédominance de l’industrie du cacao, qui y fait vivre un habitant sur cinq, mais aussi aux efforts de diversification entrepris par les gouvernements de Ouattara, notamment en ce qui concerne l’amélioration d’un climat des affaires moribond après les violences post-électorales du début du siècle. Enfin – et c’était sans doute le plus difficile –, « ADO », comme le surnomment ses compatriotes, s’est attelé à une patiente et délicate tâche de réconciliation nationale, rétablissant une paix que l’on espérait plus et allant même jusqu’à pardonner son rival de toujours, Laurent Gbagbo.

La Brute : Gbagbo, un retour entaché de sang

Laurent Gbagbo, dont Ouattara a facilité, après son procès devant la Cour internationale (CPI) de La Haye, le retour au pays. L’ancien président ivoirien a, en effet, passé pas moins de sept ans derrière les barreaux de la CPI. Il y était jugé pour « crimes contre l’humanité » : une qualification grave, peut-être trop, que n’a pas réussi à démontrer la procureure de la CPI, raison pour laquelle Gbagbo a, en janvier 2019, été reconnu non coupable des faits qui lui étaient reprochés. Mais cette issue heureuse et totalement imprévue pour l’ancien chef d’Etat ne doit pas faire oublier sa responsabilité dans les violences post-électorales ayant fait, entre 2010 et 2011, plus de 3 000 morts en Côte d’Ivoire. Acquitté par la justice internationale, Laurent Gbagbo attend désormais son procès en appel. Surtout, il n’en est pas pour autant lavé du sang des Ivoiriens et son hypothétique retour en politique aurait, sans aucun doute, rouvert les plaies difficilement cicatrisées sous les mandats d’Alassane Ouattara.

Le Truand : Bédié, l’adepte des coups fourrés

Restait Henri Konan Bédié qui, à la différence de Gbagbo, a bien pu concourir – mais a finalement appelé au boycott de l’élection – à la présidentielle d’octobre – une candidature qu’il voyait comme une « revanche ». Le « Sphinx » de 86 ans, inventeur du concept aussi fumeux que mortel « d’ivoirité » – initialement conçu pour exclure Ouattara de l’élection de 1995 – est aussi un spécialiste des retournements de veste : c’est lui qui, après avoir divisé la nation entre « vrais » et « faux » Ivoiriens, s’était en 2010 rallié à un Alassane Ouattara dont il fustigeait jusqu’alors les origines « douteuses » ; et lui qui, dix ans plus tard, s’est à nouveau retourné contre le chef de l’Etat, en se rapprochant très théâtralement d’un Laurent Gbagbo qu’il vouait pourtant aux gémonies et qui, lui-même, jugeait en 2020 l’alliance Bédié-Ouattara « contre-nature ». Comprenne qui pourra…

Le renouvellement générationnel attendra 2025

S’il pourra frustrer une partie des Ivoiriens, le troisième et dernier mandat d’Alassane Ouattara posera néanmoins les conditions – stabilité politique et sociale, poursuite de la réconciliation nationale et de la croissance économique – d’un véritable renouvellement générationnel pour la présidentielle de 2025 – un besoin de « sang neuf » que ne pouvait non plus incarner, en dépit de sa relative jeunesse, l’ancien seigneur de guerre Guillaume Soro, exilé en France. La période qui s’ouvre en Côte d’Ivoire doit donc être celle de la consolidation des acquis des mandats Ouattara, et celle de l’ouverture de la classe politique ivoirienne : une ouverture géographique, sociale et bien sûr, générationnelle.